D’où vient l’idée de Dieu ?
de Douglas Adams (traduit par Michel Pagel)
Extrait d’un discours impromptu prononcé par Douglas Adams à Digital Biota 2, Cambridge, septembre 1998. Discours complet en anglais disponible à cette adresse : http://www.biota.org/people/douglasadams/index.html (obsolète ; voir archive).
Traduit de l’anglais par Michel Pagel en France et publié chez Gallimard, collection Folio SF, ISBN 2-07-030210-5. L’extrait court de la page 214 à 217.
Reproduit ici sans l’autorisation ni des ayant-droit de l’auteur, ni du traducteur ni de l’éditeur. Le titre a été rajouté, il n’a été choisi par aucune de ces 3 parties.
D’où vient l’idée de Dieu ? Notre point de vue est, à mon sens, faussé sur nombre de sujets mais tentons cependant de savoir d’où il vient. Prenez l’homme des origines. Comme toutes les autres c’est une créature évoluée, et il se retrouve dans un monde qu’il s’approprie peu à peu ; il commence à fabriquer des outils dont il se sert pour modifier son environnement, et il les fabrique bel et bien dans ce but précis. Pour donner un exemple de la manière dont il fonctionne par rapport à d’autres animaux, considérez la spéciation qui, d’après ce que nous savons, intervient lorsqu’un petit groupe se voit séparé du reste de la harde à l’occasion d’un plissement géologique, d’une surpopulation, d’une pénurie de nourriture ou de quoi que ce soit d’autre, et se retrouve dans un environnement différent, avec des règles différentes. Considérons un exemple très simple : un groupe d’animaux débarque dans un milieu bien plus froid que celui dont il a l’habitude. Au bout de quelques générations, les gênes qui déterminent une fourrure plus épaisse passent au premier plan et nous constatons que la fourrure des individus a effectivement épaissi. L’homme des origines, fabricant d’outils, n’a nul besoin d’un tel phénomène : il peut habiter des milieux d’une extraordinaire diversité, de la toundra au désert de Gobi — il se débrouille même pour vivre à New York, nom d’un chien ! —, car lorsqu’il arrive dans un environnement nouveau, il ne lui est pas nécessaire d’attendre plusieurs générations : dans un milieu plus froid, pour reprendre notre exemple, il lui suffit de voir un animal possesseur des gênes déterminant une épaisse fourrure pour se dire : « Sa fourrure, je vais la lui piquer. » Les outils nous autorisent un mode de pensée intentionnel, nous permettent de créer et d’accomplir des choses afin de façonner le monde à notre convenance. Imaginez maintenant l’homme des origines regardant autour de lui à la fin d’une heureuse journée passée à fabriquer des outils. Il observe un monde qui lui plaît énormément : derrière lui, des montagnes avec des cavernes — les cavernes, c’est génial, parce qu’on peut s’y cacher, elles protègent de la pluie et des ours ; devant lui, la forêt — remplie de fruits, de baies et d’une pléthore d’aliments délicieux ; non loin de là, une rivière — l’eau est délicieuse à boire, on peut en faire énormément de choses et même y naviguer avec un bateau ; là, voici le cousin Ug, qui a attrapé un mammouth — c’est génial, les mammouths : on peut les manger, se tailler des habits avec leur peau et utiliser leurs os pour fabriquer des armes qui permettent de chasser d’autres mammouths. C’est donc un monde absolument super, fabuleux. Et quand notre homme prend le temps de réfléchir, il se dit : « Ma foi, je vis dans un monde bien intéressant », puis il se pose une question perfide, fallacieuse, dépourvue de sens, mais qui lui vient en raison de sa nature, du genre d’être qu’en a fait l’évolution — un être qui a survécu parce qu’il raisonne de cette manière-là. L’homme, l’artisan, contemple donc son univers et se demande : « Et ça, qui est-ce qui l’a fabriqué ? » Vous voyez à quel point cette question est perfide ? « Étant donné que je connais une seule catégorie d’êtres à savoir fabriquer des choses, poursuit-il en lui-même, celui qui a fait ça doit être un genre de moi bien plus gros, bien plus puissant et nécessairement invisible. Et comme je suis l’élément fort du couple, celui qui se tape tout le gros œuvre, c’est sans doute un mâle. » Et paf ! On se retrouve avec le concept de Dieu. Ensuite, comme nous autres fabriquons des objets dans l’intention de les utiliser, l’homme des origines se demande : « S’il l’a fait, pourquoi est-ce qu’il l’a fait ? » Et c’est là que le piège se referme : « Ce monde me convient très bien. Il y a là toutes les choses qui me soutiennent, qui me nourrissent et me protègent, oui, décidément, ce monde me convient très bien. » Et notre homme en arrive à l’inévitable conclusion que le créateur dudit monde l’a créé pour lui.
C’est un peu comme d’imaginer une flaque s’éveillant un matin et se disant : « Oh, mais c’est un monde intéressant, ça — un trou intéressant —, et il me convient très bien, non ? En fait, il me convient parfaitement. Quelqu’un doit l’avoir fabriqué pour moi ! » C’est une idée extrêmement forte, au point qu’alors même qu’elle s’évapore, à mesure que le soleil monte dans le ciel et que l’air se réchauffe, la flaque s’accroche toujours à la conviction que tout va bien, parce que ce monde est fait pour l’accueillir, qu’il a été bâti pour l’accueillir ; sa disparition la prend donc un peu par surprise. Voilà peut-être une chose qu’il serait bon de surveiller. Nous savons tous que, un jour, l’univers trouvera son terme, et qu’un autre jour, nettement plus proche mais pas tout à fait imminent non plus, le soleil explosera. Nous pensons avoir tout le temps de nous en préoccuper, mais c’est là une réflexion très dangereuse. Il suffit de voir ce qui est censé se produire le 1er janvier 2000 — et n’essayons pas de dire que personne ne nous a prévenus que le siècle finirait par s’achever ! Si nous voulons survivre à long terme, nous devons considérer notre nature et les raisons de notre présence ici-bas dans une perspective un peu plus large.