Discussion avec Jean-Louis Roubira — dans Philimag nᵒ 39 (novembre 2023)
source : liste des Philimag (téléchargeables), éd. Grammes
à l’occasion de la sortie de Dixit Disney Edition
Bonjour Jean-Louis, pourriez-vous vous présenter en quelques lignes ?
Bonjour ! Je suis connu comme l'auteur de Dixit. Pédopsychiatre, j'exerce à temps partiel dans une structure pour adolescents. Ainsi Feelings, un jeu sur les émotions créé avec un collègue, destiné à l'origine aux professionnels, s'adresse maintenant à un public plus large, grâce à Thibaut Quintens, d'Act in Games. Aujourd'hui, j'essaie d'allier la composition musicale à la création de jeu, comme dans Captain Esperanza, qui sort avec une bande originale, dans le but d'offrir une expérience immersive optimale.
Pouvez-vous nous raconter l'histoire de Dixit, du prototype à aujourd'hui ?
L'histoire de Dixit commence 20 ans avant sa sortie. Dans les années 80, les jeux de rôles étaient l'occasion de soirées ludiques passionnées, mais entre initiés. J'ai eu un déclic avec l'arrivée du Trivial Pursuit : quand j'ai vu l'engouement autour de ce jeu, véritable phénomène de société, je me suis promis de créer un jour un jeu qui diffuserait un peu partout du plaisir, voire de la joie. Je voulais créer un jeu non basé sur les connaissances ou la stratégie, mais qui pourrait stimuler la créativité propre des joueuses. Avec la nouvelle vague des jeux à l'allemande, qui a déferlé dans les années 90 et 2000, le jeu que j'imaginais n'était pas vraiment dans l'air du temps, mais il mûrissait en sourdine dans mon esprit. La frustration liée à l'échec de la commercialisation de Jericho en 2001, un jeu de stratégie abstraite pour deux, qui avait obtenu un Pion d'or à Boulogne et un As d'or à Cannes, a été le détonateur qui a permis à Dixit de voir le jour en 2002, né de ma passion croisée pour les images et pour les mots. J'ai très vite réalisé un prototype avec des illustrations issues du magazine les Belles Histoires. Les cartes dessinées par un illustrateur espagnol, Ulises Wensell, aujourd'hui décédé, étaient inspirées de vers de Jacques Prévert et collaient parfaitement à la mécanique.
Nous avons avec mon ami Régis rapidement constaté le potentiel ludique de ce jeu, notamment auprès des non-joueurs. Nous avons aussi constaté le hiatus existant entre les retours enthousiastes du public, et la frilosité des professionnels, intéressés mais pas au point de prendre le risque de l'éditer, car trop différent des canons de l'époque. Ainsi durant 5 années, Dixit a essuyé le refus poli d'éditeurs parmi les plus connus, jusqu'à ce que l'idée de créer notre propre société d'édition commence à germer et fasse son chemin chez Régis et moi-même. Cette démarche ne s'improvise pas, mais nous avons eu la chance d'être accompagnés par un organisme régional qui soutenait les créateurs d'entreprise innovante. Cette opportunité est liée à une recherche clinique au sein de l'établissement éducatif où je travaille, en 2005-2007. J'ai utilisé le prototype du jeu comme support à la communication chez les élèves, dans un groupe thérapeutique à médiation ludique, pour faciliter, grâce à l'intersubjectivité, l'expression et la pensée entre les ados, et les aider à améliorer leur comportement. Le succès (presque) inattendu de cette expérience a conduit à une pré-commande de 1000 boîtes de Dixit pour des structures éducatives du département. Nous étions prêts à nous lancer dans l'édition d'un jeu à la fois grand public et à visée thérapeutique. Nous n'avons pu obtenir les droits sur les cartes du prototype, mais Régis a su rebondir par la recherche et la découverte de Marie Cardouat, pour des illustrations au final aussi poétiques et inspirantes.
Le navire Libellud a pu prendre le large, même si j'ai décidé finalement de ne pas tenir la barre avec Régis. Travailler avec mon ami a été un bonheur absolu. Son énergie, sa capacité de travail hors du commun, ses compétences créatrices et humaines ont littéralement transcendé la valeur intrinsèque du jeu, et lui ont donné une reconnaissance nationale, puis mondiale. On pourrait dire, objectif atteint pour moi, et largement dépassé même ! Mais non, l'aventure a continué, avec de nouveaux univers graphiques pour les cartes et un travail de co-création toujours différent avec chaque illustratrice et illustrateur des 9 extensions du jeu. J'ai été sollicité à de nombreuses reprises pour des utilisations professionnelles des cartes, dans différents domaines (soin, littérature, entreprise...). J'ai également dirigé une thèse de médecine sur l'utilisation de Dixit dans des groupes thérapeutiques pour des ados anxieux. Aujourd'hui, il reste de nouveaux horizons à explorer, dont la récente collaboration avec les studios Disney, avec une contribution personnelle, de toute l'équipe de Libellud, et de Nathalie Dombois l'illustratrice talentueuse, pour une version que je trouve magique.