De « Magic : l’assemblée » à Lorcana — dans Philimag nᵒ 38 (octobre 2023)
par Siegfried Würtz (alias Moyocoyani)
source : liste des Philimag (téléchargeables), éd. Grammes
Une révolution magique
Sorti en 1993, Magic: The Gathering appartient à ces jeux qui ont marqué un basculement dans l’histoire du jeu de société sur les plans tant créatif que marketing. Son principe formidable est de mêler cartes à jouer et cartes à collectionner, sur le principe des collections d’autocollants Panini : vous achetez une enveloppe scellée et y découvrez des éléments de raretés diverses parce qu’imprimées en plus ou moins grand nombre, ce qui incite naturellement à acheter quantité d’enveloppes ou à sillonner le marché de l’occasion à la recherche des éléments manquants. Soit par complétisme, soit par envie d’acquérir des cartes particulières, soit (et c’est là que l’association avec les cartes à jouer intervient) pour obtenir des cartes puissantes permettant de construire des paquets afin d’affronter d’autres ludistes et de les écraser. Collection, compétition, spéculation, imagination, autant d’ingrédients qui font de Magic un phénomène inspirant naturellement quantité d’imitations plus ou moins originales, dont les plus populaires sont Pokémon et Yu-Gi-Oh!.
Et justement, si Magic s’est très longuement reposé sur un univers fantasy un peu générique pour créer sa propre mythologie à partir de modèles bien connus des aficionados de Tolkien ou Donjons et Dragons, Pokémon et Yu-Gi-Oh! ont su attirer aussi en appuyant leur solidité mécanique et un modèle marketing ayant fait ses preuves sur une licence multimédiatique. Et voilà qu’apparaît Lorcana, un challenger sur le marché du Jeu de Cartes à Jouer et à Collectionner (JC², désormais malproprement simplifié en Jeu de Cartes à Collectionner) qui pourrait bien faire date également.
Lorcana, simili-Magic ?
Le premier attrait de Lorcana est de s’appuyer sur les univers Disney, pour l’instant au sens traditionnel du terme (pas de Star War, Marvel ou même Pixar). De Mickey à la Reine des neiges, on y retrouve quantité de personnages très connus à très secondaires de films et séries d’animation ayant bercé l’enfance (plus ou moins longue) et l’imaginaire de quantité d’entre nous, avec des illustrations originales et une présentation générale leur faisant honneur. C’est que le jeu est édité par Ravensburger, qui était déjà responsable des Villainous et avait donc déjà prouvé sa maîtrise de ces univers et sa relative capacité à les convertir ludiquement. Comme ses prédécesseurs, Lorcana s’appuie sur quelques acquis de Magic, des recettes qui ont fait leurs preuves pour constituer un socle mécanique et marketing solide, tout en apportant bien entendu des spécificités. Ainsi constitue-t-on son deck à partir de boosters de cartes aléatoires mais dont on sait globalement à l’avance de quelles raretés elles seront. De même, un deck Lorcana doit être constitué comme un deck Magic de 60 cartes minimum.
Une grande différence repose alors sur la nécessaire présence de terrains dans un deck Magic, des cartes dont la seule fonction est de générer l’énergie (le mana) avec laquelle on paye le coût des cartes. Or comme Lorcana avec ses Encres, les cartes Magic ont différentes couleurs, de sorte qu’il faut bien réfléchir aux couleurs de son deck et à la quantité de terrains à y intégrer afin de ne pas produire que du mana rouge quand une carte requiert du mana noir. Les règles elles-mêmes n’imposent aucune restriction, et c’est aux ludistes de faire preuve de bon sens dans cette phase de construction essentielle.
Lorcana est à la fois plus permissif et plus coercitif. Il n’existe pas de terrains puisque la plupart des cartes peuvent elles-mêmes être utilisées face cachée en tant que productrices d’énergie (d’encre). Cela implique bien sûr qu’au lieu d’un deck constitué de 37 cartes « normales » et 23 productrices d’énergie (en gros), un deck Lorcana comportera 60 cartes normales, évitant de se préoccuper de la distribution de terrains... et impliquant que l’on possèdera beaucoup plus de cartes différentes dans un deck Lorcana que Magic, d’autant que les deux systèmes imposent un maximum de 4 exemplaires identiques d’une même carte et reposent sur une main de 7 cartes. La réflexion sur la synergie entre les cartes doit donc être d’autant plus affinée qu’il y a beaucoup plus de cartes différentes à faire fonctionner les unes avec les autres.
Aussi Lorcana a-t-il fait le choix plutôt logique de limiter les couleurs de cartes possibles dans un deck à deux différentes au maximum, une rigidité assurément bienvenue pour faciliter dans une certaine mesure la création des decks et rappeler son ambition d’accessibilité.
Disney, des univers et une ambiance
On pourrait relever d’autres ressemblances et menues différences entre Lorcana et Magic (l’inclinaison des cartes, la diversité des types, les noms des capacités, le ratio coût/force-défense, les chansons et alters...), mais une autre différence fondamentale entre Lorcana et les JC² modelés sur Magic mérite davantage qu’on s’y arrête : les conditions de victoire d’une partie. Dans Magic, les mages commencent avec 20 points de vie, et on remporte la partie en épuisant les points de vie des autres. La manière la plus simple d’infliger des dégâts est d’attaquer avec des créatures, au risque qu’elles soient bloquées par les créatures adverses. Dans Lorcana, la victoire est individuelle plutôt qu’interactive : on gagne en atteignant 20 points de Lore, généralement en inclinant un personnage pour gagner sa valeur de Lore. Si l’on peut attaquer, c’est uniquement un personnage adverse, de surcroît incliné, et donc seulement pour empêcher l’adversaire d’en bénéficier à l’avenir, pour un impact indirect sur ses chances de gagner. Cette modalité de victoire garantit une durée des parties plus contrôlée, et reste dans un certain esprit Disney favorisant l’aventure personnelle plutôt que l’agression. Cela participe grandement à conférer à Lorcana une identité et une atmosphère propres, loin de le limiter au simili-Magic que l’on redoute toujours légitimement en entendant annoncer un nouveau JC².