Carnet d'auteurs Bruno Cathala, Yohan Servais — dans Philimag nᵒ 39 (novembre 2023)
source : liste des Philimag (téléchargeables), éd. Grammes
à l’occasion de la sortie de Moon River
Bonjour Bruno, pouvez-vous présenter Yohan en quelques lignes ?
Le Yohan des Montagnes fait partie d’une espèce en voie de développement : les auteurs des montagnes (les vraies ! Celles de Haute-Savoie). Sa taille (à peine 1m20 au garrot disent les mauvaises langues) est inversement proportionnelle à son talent d’auteur. S’il n’est pas encore très médiatisé, il n’en a pas moins déjà à son actif deux des meilleurs scénarios de Unlock! (le cirque et le tour du monde en 80 jours). Ainsi qu’un autre que j’adore sur le thème de Pinocchio, mais qui, à ma grande surprise, n’a pas été retenu par l’éditeur. Et surtout ses premiers jeux arrivent maintenant sous peu dans vos boutiques : surveillez bien Guilty, à paraître chez Iello... c’est du tout bon et correspond parfaitement à son goût pour les jeux narratifs.
Bonjour Yohan, pouvez-vous présenter Bruno en quelques lignes ?
Dans tous les domaines (sportifs, artistiques...), il existe des individus qui surclassent tout le monde. Des visionnaires, des pionniers qui laissent une empreinte indélébile dans leur discipline. Certes, l’Histoire du jeu de société moderne est encore jeune (plus que lui, d’ailleurs. Bim, légitime défense !) mais personne ne peut nier que « Cathala » fait partie de ces quelques-uns qui la marqueront. Un créatif acharné. Un horloger du détail. Un maître de l’analyse. « Cathala » est donc tout ça pour moi. Une sorte d’étoile qui indique le Nord.
« Bruno », lui, est plus humain. Cet amour des gens, cette passion de transmettre, de partager. Tous ceux qui l’ont croisé sont sûrement d’accord avec moi : il n’est pas pire en vrai qu’en vidéo.
Mais en réalité cette distinction n’a pas de sens. Il n’y a pas de Dr Cathala et de Mister Bruno. Parce que très vite, on réalise que travailler avec l’un ou discuter avec l’autre, c’est exactement la même chose, avec la même personne.
Bruno, est-ce que vous pouvez nous parler de votre expérience de co-création sur Moon River ?
Kingdomino est un jeu qui tient une place importante dans ma ludographie. Parce qu’il m’a permis de remporter le prestigieux Spiel des Jahres, bien évidemment, mais aussi, et surtout, parce que, année après année, il continue de se faire une place de choix dans la famille des jeux familiaux. Comme c’est un jeu que je continue à aimer, à jouer régulièrement, je ressens parfois le besoin/l’envie de nouveaux challenges, toujours basés sur ce même système de jeu. C’est ainsi que, ces dernières années, sont nés Queendomino, Age of Giants (une petite extension), Kingdomino Duel (un jeu de dés) ou plus récemment Kingdomino Origins. Continuer à développer ce système de jeu me faisant toujours envie, je me suis demandé quoi faire, pour que ça fasse sens par rapport aux jeux déjà existants, évoqués ci-dessus. Quoi faire pour ne pas en arriver « au jeu de trop » ternissant la gamme.
“Think different” disent-ils dans la pub. Alors je me suis dit... Kingdomino, c’est quoi ? C’est un jeu de dominos qui constituent à la fin une surface qui donne des points et un système de score multiplicatif (chaque zone score nombre de cases fois nombre de couronnes).
Alors, l’idée constitutive du projet a été de supprimer les dominos et les couronnes.
Supprimer les dominos : exit les dominos préalablement constitués et bienvenue à des pièces du puzzle. Ainsi, il va être possible de CONSTITUER au fur et à mesure du jeu ses propres dominos, en tentant l’optimisation bien sûr. Une sorte de Kingdomino Legacy, mais se renouvelant à chaque partie, en quelque sorte.
Supprimer les couronnes : ou plutôt de les remplacer par des couronnes « mobiles ». En effet, dans le Kingdomino de base, les éléments multiplicateurs (couronnes) sont imprimés sur les tuiles. Là, l’idée a été de les transformer en meeples « vaches » que l’on va pouvoir déplacer pendant la partie grâce à ses cowboys. Bref, des couronnes mobiles que l’on va pouvoir déplacer sur les terrains les plus vastes... optimisation, vous dis-je !
Les idées, c’est bien, mais le passage à l’acte, c’est mieux. Parce que du boulot, ça en représentait quand même pas mal. Et je n’étais pas sûr d’y réussir seul. Alors j’ai proposé à Yohan de m’accompagner sur ce projet. Parce qu'on réfléchit toujours mieux à deux têtes qu’à une seule. Parce qu’amener un sang neuf dans l’univers de Kingdomino c’était aussi une bonne garantie de sortir des schémas de pensée personnels (on a beau se botter les fesses, le cerveau revient toujours naturellement dans sa zone de confort). Parce que c’est aussi et avant tout une histoire d’amitié. On partage une région, la passion des jeux, de la création, et des sorties à vélos dans nos montagnes. Il était temps qu’on scelle cette amitié par un jeu commun.
Et maintenant... j’ai assez parlé (ou écrit), je passe la balle à Yohan.
Yohan, est-ce que pouvez-vous nous parler de votre expérience de co-création sur Moon River ?
Prendre tranquillement le café chez Mr Cathala himself, c’est déjà un truc un peu fou. Alors quand il repose sa tasse et vous lâche « Ça te dirait de bosser avec moi sur le prochain Kingdomino ? », c’est juste irréel. La réaction normale attendue serait un immense sourire débile et brailler « Mais évidemment ! Passe-moi une feuille ! » Seulement au-dessus de ma tête, grossissait un énorme point d’interrogation.
Imaginez : vous êtes cette ado, assise toute seule sur son banc, qui regarde passer les autres lycéens à la sortie des cours. Avec votre appareil dentaire et vos boutons plein la tronche, vous passez votre scolarité dans votre coin, à bosser sans faire de vague. Et là, s’approche le beau gosse du lycée. Celui que toutes s’arrachent aux bals de fin d’année, LE skateur populaire aux cheveux longs (ok faut un peu d’imagination quand même...).
Il s’assoit à côté de vous et vous murmure dans l'oreille : « Tu voudrais sortir avec moi ? ». Voilà ce que j’ai ressenti. Un immense WTF MAIS POURQUOI MOI ?!
La question du pourquoi est la première à se poser quand on fait un jeu. Et c’est seulement après quelques jours, après avoir réalisé que cette question, ce n’était pas à moi de me la poser, que j’ai finalement accepté de me pencher sur le projet. Et quel projet ! De la phase initiale bordélique de brainstorming où tout est encore possible jusqu’à la dernière séance d’ajustement de virgules où plus rien ne l’est, nous avons gardé un seul objectif : celui de faire un jeu familial où les dilemmes sont incessants. Et vous verrez, quand vous jouerez à Moon River, que vous aurez ce même point d’interrogation qui grossit à chaque tour au-dessus de votre tête. Puis quand on vous volera une vache, vous penserez ce que j’ai ressenti, le jour où Bruno a reposé sa tasse : un immense WTF MAIS POURQUOI MOI ?!